Du “Nouveau Classicisme” à la peinture naïve

 

«Mon éducation a été faite par les peintres.»

 

L’influence qu’ont eue les peintres et la peinture sur l’œuvre de Ramuz a suscité de nombreux commentaires critiques. M. Michel Dentan, dans son récent ouvrage, C. F. Ramuz L’Espace de la Création, a révélé à quels désirs profonds correspondait cette volonté de Ramuz de «peindre avec les mots» ou, plus exactement, de «décrire le monde ou les objets… comme s’il décrivait des tableaux, au sens le plus matériellement pictural du terme».

II est intéressant, pour compléter ces études, d’essayer de voir quels sont les fondements, les points de référence de la réflexion esthétique de Ramuz dans les annéesil établit les bases d’une vision nouvelle.

 Pour ce faire, nous disposons d’une vingtaine d’articles de critique d’art, écrits pour la plupart entre 1904 et 1906 et destinés à la Semaine littéraire ou à la Voile latine. II faut citer également des extraits du Journal, de L’Exemple de Cézanne, de l’Auberjonois et de la Correspondance.

Tous ces textes sont remarquablement convergents, et il faut noter qu’après une période de recherches et d’hésitations qui semble prendre fin lors du deuxième séjour parisien, les principes esthétiques de l’écrivain se fixent et ne varieront plus guère. 

« Vers un nouveau classicisme»

Dès les premières chroniques artistiques, la position de Ramuz est définie par un refus profond de faire de l’art une leçon de psychologie ou de «morale appliquée». Un article assez virulent paraît dans la Voile latine en octobre 1904. Le ton est polémique, mordant parfois : il s’agit de proclamer une bonne fois à la face de la bourgeoisie vaudoise protestante et conservatrice qu’une œuvre d’art «a pour fonction dêtre belle, et rien de plus».

Ramuz lance ce cri de revendication: «Ayons un art libre qui ne soit que de l’art.» Une année plus tard, dans un texte publié par le Journal de Genève, il fulmine centre les habitudes tenaces du public qui exige toujours qu’un tableau «représente quelque chose » .

Ces premiers articles nous permettent de mieux saisir dans quel contexte culturel les jeunes artistes romands luttaient pour faire triompher des idées nouvelles. Les articles de Ramuz firent scandale…

Ramuz toutefois ne se borne pas à cette attitude de refus. Dans un article sur le Salon des Indépendants, publié par la Gazette de Lausanne en mai 1905, il développe pour la première fois l’idée d’un renouveau de l’art classique, non pas académique mais alliant les qualités des Primitifs et les découvertes des Impressionnistes. Les peintres auxquels Ramuz se réfère sont Maurice Denis, Roussel, Guérin.

Cet article est extrêmement important, car il montre que Ramuz, passionnément engagé dans la recherche de ce qui fait «le style », est en voie de trouver une solution à ses propres problèmes esthétiques. Les leçons de la peinture sont consignées dans le Journal où, le 3 novembre 1905, est exprimée cette conviction que l’on peut considérer comme un «manifeste» ramuzien :

J’ai le sentiment très net que le rôle de la littérature d’aujourd’hui (…) est de rendre classique tout l’apport incohérent du dernier siècle; d’y introduire la symétrie, l’architecture, l’ordonnance; les meilleurs aujourd’hui s’y emploient à leur insu

La même année, dans un article publié par L’Occident et intitulé «De l’art classique», Maurice Denis affirme :

Dans la notion d’Art Classique, ce qui domine donc, c’est l’idée de synthèse. Pas de classique qui ne soit économe de ses moyens… qui n’atteigne la grandeur par la concision.

Ramuz fait écho à ces théories dans son introduction au Salon de 1906:

L’art classique comporte donc une part d’abstraction. Il préfère le général au particulier; il recherche les ressemblances plutôt que les différences et par là il est plus durable .

Cette prise de conscience de ce que pourrait être un nouvel art classique sera capitale pour Ramuz dans sa recherche d’un art de synthèse conciliant les sens et la raison et exprimant le général au moyen de l’extrêmement particulier.

« L’exemple de Cézanne»

La parenté de Cézanne et de Ramuz a fait l’objet de nombreux commentaires et n’est plus à démontrer. Il n’est pas sans intérêt toutefois de chercher à comprendre comment l’écrivain a «vu» Cézanne et avec quels critères de jugement il l’a abordé. Son article sur le Salon d’Automne de 1906 est particulièrement révélateur de sa démarche.

Ramuz d’emblée situe Cézanne en fonction des critères qu’il vient d’élaborer:

Cézanne est un classique primitif. Il est primitif par ce qu’il a d’immédiat, de simplifié dans le rendu, et par une certaine apparence de gaucherie. Il est classique par son style

On voit combien Cézanne représente en tout point l’exemple que pouvait chercher Ramuz : il concilie avec force une vision neuve et un profond respect de l’art classique («Il n’a jamais imité; il a toujours traduit», écrit Ramuz), de même qu’il cherche à obtenir une synthèse du motif par une opération de choix et d’organisation (la fameuse «réalisation »). A ce propos, Ramuz rappelle ce que Cézanne doit à Poussin.

II faut aussi noter que le regard extrêmement pénétrant de l’ecrivain a été frappé, comme les peintres contemporains, par l’emploi révolutionnaire que fait Cézanne de la lumière et de la couleur. Ramuz exprime cette particularité en termes paradoxaux (il parle d’une «sorte d’ombre pleine de lumière») qui rendent très bien compte de ce que Cézanne appelait la «modulation », c’est-à-dire la construction des volumes par le seul moyen de la couleur, ce qui supprime le jeu des tons et les traditionnelles « ombres portées».

 

On sait que Maurice Denis et ses amis proposaient une lecture singulièrement réductrice de l’œuvre de Cézanne, lecture que les jeunes peintres cubistes allaient très bientôt contester pour en révéeler une autre, bien plus féconde. La question pour nous n’est pas là : il importe de voir que Ramuz a trouvé chez Maurice Denis une réflexion étayant et justifiant ses propres recherches. C’est un semblable appui que Ramuz devait trouver chez Elie Faure, auquel il consacre un article élogieux, publié dansle Journal de Genève en 1912. De nombreuses lettres témoignent par ailleurs de l’estime réciproque que se portaient l’écrivain et le critique d’art. 

Faure avait écrit, toujours à propos de Cézanne: «Pour refaire un classicisme il consentit à être un primitif. Lentement, péniblement, il recréa son innocence.» Ramuz ne pouvait que souscrire à ces considérations, et se trouver confirmé dans son projet qui était également de retrouver une «innocence» du regard.

Relisons quelques lignes de L’Exemple de Cézanne :

 

C’est ainsi que soudain l’idée de notre lac s’est présentée à moi, et, considérant la grandeur que donne au paysage le fait d’avoir été ce qu’on appelle «matière d’art», comme je le sentais dépourvu encore, notre lac, tristement vierge et exilé

Il y a là, non explicite mais clairement sensible, une nostalgie de l’écrivain dont le pays n’a pas encore été «réalisé», ainsi que la source d’une vocation impérieuse : être le Cézanne du Pays de Vaud. Derrière les mots que choisit Ramuz pour décrire le pays et l’art de Cézanne, on retrouve en transparence toute l’esthétique de l’écrivain. Lui aussi désire débarrasser son pays des clichés, du pittoresque au travers desquels on le voit généralement, pour l’organiser à neuf selon sa réalité profonde, pour en faire un monument «dépouillé», «transposé dans l’universel», «une architecture d’esprit qui s’adresse à l’esprit seul».

«Lobjet vu comme la première fois »

Le désir de Ramuz de retrouver un regard «innocent» se pose comme exigence d’une vision neuve, naïve, devrait-on dire. Toujours à propos de Cézanne il écrit:

Et voilà qu’aussitôt il semble qu’il se vide de tout ce qu’il pouvait savoir, de toutes les recettes apprises, de tous les moyens employés avant lui : plus que l’affrontement, le face à face, d’un pauvre homme dépourvu de tout prestige d’emprunt et de l’objet extérieur. Mais véritablement l’objet. (…) l’objet tout neuf, l’objet vu comme la première fois.

La révolte contre l’école, contre les conventions de tout genre, devait amener Ramuz à s’intéresser à l’art naïf. De fait, il signe dans la Gazette de Lausanne, le 1er mars 1914, un article sur le Douanier Rousseau il conclut qu’il faut «se laisser aller, tout oublier pour mieux sentir, savoir se passer d’intermédiaire, être sans cesse comme le premier homme qui peint, qui sculpte ou qui écrit».

 

Il faut rappeler ici combien proches étaient les idées de Ramuz et de René Auberjonois à ce sujet, combien ils partageaient le même désir de retrouver une vision «primitive » de l’objet.

A ce sujet, une lettre d’Auberjonois datée du 5 Juin 1949 est révélatrice :

Il ne s’agit pas de refaire l’enfant, de jouer au primitif, mais après avoir appris il faut oublier, il faut «par le savoir», par la science de son métier, retrouver en les comprenant les premières sensations justes et irréfléchies que notre éducation artistique officielle (celle de nos professeurs ignorants) avait étouffées «ab ovo».

C’est ainsi que les deux artistes partageront le même goût pour le monde des forains, pour les peintures «naïves» des baraques de foire. Leur parenté est cependant plus profonde puisque l’un et l’autre (dans une certaine mesure l’un avec l’autre) ont tenté d’opérer une synthèse de l’instinct et de la raison, ont voulu construire leur oeuvre selon des lois d’ordre et de mesure à partir d’une vision neuve, «primitive» ou « naïve » de l’objet.

Je veux peindre comme ils ont peint sur les portes des granges, et ils ont aimé les petits bouquets.

Cette profession de foi esthétique d’Aimé Pache est bien sûr aussi celle de Ramuz, qui pourtant, comme Auberjonois, était bien loin de la « simplicité » des peintres naïfs. II y a donc chez l’écrivain, pour simplifier, deux voies de recherche divergentes mais qui se complètent et qu’il s’agit de concilier:  d’une part une appréhension « naïve » de l’objet, vu et senti « comme pour la premiere fois», et d’autre part un classicisme cézannien, qui est aussi d’une certaine façon « primitif», «savamment naïf» pourrait-on dire, et qui s’impose par la sensation pleinement «réalisée»

C’est la grandeur de Ramuz d’avoir su concilier ces deux exigences, tout en étant parfaitement conscient de la contradiction profonde qu’il fallait ainsi surmonter.

 

Charles-Edouard Racine

 

A propos de Ramuz, un article publié dans la Revue de Belles-Lettres en septembre 1978. Reprise d’un mémoire de Lettres rédigé en urgence en été 1975, en principe consacré aux Carnets du Louvre de Ramuz, qui se sont révélés peu intéressants.

Cet article est mentionné et commenté dans le livre de Christophe Flubacher consacré aux Peintres valaisans.