La Femme à la lettre

Une jeune femme à sa toilette – sa servante lui lave les pieds – a reçu une lettre dont elle vient d’achever la lecture. Elle est pensive, pour l’instant c’est tout ce que l’on peut dire.

Notre première question porte sur la nature de la lettre. On n’image pas qu’il puisse s’agir de la facture du boucher ou d’un rappel des impôts : il s’agit d’une lettre d’amour. Curieuse conviction car parmi les lettres reçues par n’importe quelle femme respectable et fortunée (son intérieur est opulent et elle a une servante), les lettres d’amour sont l’exception, non la règle.

Notre intuition vient d’ailleurs : nos modèles sont littéraires. Nous activons spontanément des codes qui nous viennent de nos lectures. (Autrefois, la peinture nous racontait elle aussi des histoires. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.)

Dès lors, notre curiosité se met en marche. Qui a écrit la lettre ? Quel est son contenu ?

Problème : seul le regard de la femme peut nous donner des indices, et il est énigmatique.

La femme n’est plus de la première jeunesse, ce n’est pas une jeune fille. Elle pourrait même être enceinte, son sein gauche est légèrement déformé. Admettons qu’elle est mariée. La lettre serait de son époux, absent pour cause de commerce ou de guerre ? A nouveau, nos présupposés littéraires nous poussent à refuser cette lecture. Certes, une épouse pourrait être pensive à la lecture d’une missive conjugale, pourtant on n’y croit guère.

J’agrandis l’image du visage au maximum (grâce à la haute résolution, je le vois mieux qu’au musée du Louvre). L’harmonie de la chevelure d’un blond roux (le blond vénitien) est d’une virtuosité fascinante : diadème d’agates rouges, perles et collier, mais j’essaie de ne pas en tenir compte et me concentre sur le sourire. A présent, il ne me paraît pas seulement rêveur.

Un mot me vient à l’esprit : elle est tentée. La bouche entrouverte est sensuelle, gourmande. La femme esquisse à peine un sourire, elle se projette ailleurs, elle se voit dans un autre espace, ce n’est pas la nostalgie du passé mais bien l’attente d’un futur attirant. Tout cela ne cadre pas avec l’histoire du mari. Ne reste donc que l’amant. Là encore, je suis guidé à mon corps défendant par toutes les lectures antérieures. On n’y échappe pas.

A présent, cessons de jouer au naïf. J’ai tenté de le faire sincèrement mais sans doute est-ce impossible. On ne peut pas faire semblant d’ignorer. Nous savons qui est cette femme. Elle s’appelle Bethsabée (la notice au bas du tableau nous l’indiquait, mais il vaut mieux ne pas lire trop tôt les notices : elles nous empêchent de voir ce que nous regardons).

Elle est mariée à Urie, un soldat hittite. L’auteur de la lettre n’est rien moins que le roi David, son suzerain et général en chef de toutes les armées. L’histoire est racontée dans la Bible.

« Un soir, David se leva de sa couche ; et, comme il se promenait sur le toit de la maison royale, il aperçut de là une femme qui se baignait, et qui était très belle de figure. David fit demander qui était cette femme, et on lui dit : N’est-ce pas Bethsabée, fille d’Éliam, femme d’Urie, le Hittite ? Et David envoya des gens pour la chercher. Elle vint vers lui, et il coucha avec elle. Après s’être purifiée de sa souillure, elle retourna dans sa maison. Cette femme devint enceinte, et elle fit dire à David : Je suis enceinte. »

David est un beau salopard : il tente de refiler la paternité au mari, en vain : le soldat fidèle refuse de coucher avec son épouse tant que ses camarades sont au combat. David le renvoie donc à la guerre, le fait placer en première ligne et ordonne à son commandant de s’arranger pour qu’il soit tué.

Le Seigneur n’apprécie pas les magouilles de son serviteur (même si le texte, curieusement, ne porte aucune condamnation morale contre le roi), il punira David en faisant mourir l’enfant, puis, voyant son repentir paternel tardif, pardonne et lui donne un fils de remplacement : Salomon.

Les voies du Seigneur sont décidément impénétrables.

Notre lecture du tableau se trouve ainsi recadrée, mais non modifiée. Ce qui m’intéresse chez Rembrandt, c’est ce sourire indéfinissable de la femme. J’affine ma lecture : « tentée », disais-je, mais également soucieuse, amère peut-être, inquiète. On dirait qu’elle anticipe à la fois le danger que court son soldat de mari pour lequel elle a encore de l’affection, le plaisir de partager l’étreinte de son roi, la crainte des suites possibles de cette union.

« Elles ont la prescience des catastrophes, nous nous mentons tant qu’il est possible » ai-je fait dire à l’Architecte, un de mes personnages.

Quelques traits de pinceau suggèrent une complexité de sentiments et d’émotions stupéfiante. Bien sûr, notre lecture est orientée par la connaissance livresque, mais ce n’est pas déterminant : le sourire contient bel et bien toute cette richesse.

Que nous avons perdue, peut-être définitivement. Qui, parmi mes petits-enfants, connaîtra cette émotion fulgurante : recevoir une lettre de l’être aimé ? Une personne, une promesse, le souffle d’une parole, tout cela comprimé dans le frêle esquif d’une enveloppe de papier jetée à la mer postale.

On tremblait à la déchirure de l’enveloppe. On retardait le moment de la lecture. Parfois on humait le papier, croyant percevoir une trace de Son parfum, un peu de son intimité, la sensualité promise de sa peau…

Quel peintre (mais y a-t-il encore des peintres ?) aurait le courage de consacrer six mois de son existence à peindre : Jeune femme lisant un SMS sur son portable ? Quel musée accrocherait ce tableau à ses cimaises ? Quelles interprétations pourrions-nous donner de cette œuvre ?

— Ben quoi, elle est sur Tik Tok, et alors ?

« Très belle de figure »… Un souvenir frappe au carreau. Une lecture ancienne : Nicolas Bouvier ! Dans le Poisson-Scorpion, le narrateur-héros reçoit lui aussi une lettre de la femme aimée, celle qu’il a laissée derrière lui pour errer sur les routes jusqu’à l’enfer de Galle, au sud de Ceylan. « Désolée, ciao et bon voyage ». Elle est Scorpion. Elle lui annonce tout de go son mariage avec un autre, lui offre en consolation ironique le petit Poisson (signe de Nicolas) qu’elle portait au cou, et il découvre ainsi que le dernier lien qui le reliait au passé et le préservait de sombrer dans le gouffre d’un endroit maléfique est définitivement brisé.

Soixante-huit ans avant moi, Bouvier est revenu au texte de l’Ancien Testament. Il s’identifie à Urie le Hittite. Il sait que voyager, c’est « s’attacher et s’arracher ». Sa Bethsabée a trahi, il se retrouve seul. La lettre parfois fait mal.