Hôtel Majestic, Lézardes, 1996
Ce roman a été primé par les revues [vwa], D’Autre Part et la Revue de Belles-Lettres en 1996.
Il est aujourd’hui introuvable, j’en propose ici un extrait.
I. SYLVA BELENI (Thilo,1909)
Bande de larves ! roquets ! lémures ! ânes bâtés ! Ils croient me faire taire à coups de pied au bas-ventre ? Jamais ces Judas impuissants ne seront assez rugueux pour m’emberlificoter !
Ah, elle est belle, leur ville ! Une coulée molle, sans nerfs, sans forme, ils n’ont rien prévu, rien construit, juste laissé faire, et mon sanctuaire «déparerait le site» ? Sycophantes ! Ils se prosterneront à mes pieds, rampant jusqu’à ma colline pour adorer l’image de la Beauté, le temple élevé à la gloire de la déesse qu’a reniée ce peuple à la nuque molle, à la mémoire de souris.
Un petit village idiot, avec ses chalets riquiqui, des géraniums aux balcons et un banc pour s’asseoir, c’est tout ce que leur cervelle s’enhardit à concevoir ! Quand ils veulent faire grand, ils restent peureux, la culotte mal décollée du char à fumier, tout ébaubis de se retrouver édiles d’une cité mal-croissante ! Le regard tourné en arrière, les yeux baissés, ils veulent du bois, du tavillon, des volets rouges et des fioritures, les petits nains dans le jardin, et ils osent critiquer ceux qui courtisent l’idéal ? Qu’ils en crèvent, s’ils ont les boyaux trop serrés pour avaler la grandeur, et des femmes trop mitées pour concevoir pareille débauche !
À ces laquais, je montrerai l’espace, le volume, et la belle pierre blanche qui accroche la lumière ! Je leur ferai une tour à embrocher la lune, avec des balcons partout et un lanternon comme un soleil ! Tandis que je règnerai dans mon palais, ils se traîneront au bord de leur gouille puante, parmi les moustiques et les crapauds; leur lac a trop servi, on n’en veut plus, il nous faut du sang frais, de la chair vierge, et l’air des hauteurs qui dilate les poumons.
Qu’on ne vienne pas me dire que le site est protégé : j’ai parié pour la vie et le désordre, moi ! Si la Beauté vous fait peur, cédez la place, et laissez faire Thilo Sachser.
2
SYLVA BELENI… À mes pieds roulent tes vagues venues du fond des âges, forêt sacrée du grand Nord, dont je suis seul à savoir encore la royauté ! Arrêtée dans ton élan millénaire par ce trop de clarté, figée net en face du lac, toi que les Barbares, hurlant des mots terribles, fécondaient par leurs sacrifices… la liqueur vermeil te ravissait, tu en restes plus verte que tes sœurs.
Forêt de Sauvabelin, je te consacrerai mon édifice, le dolmen du siècle nouveau, avant le grand oubli; oui, je te dédierai mon œuvre de pierre et de chair ! Eux n’en sauront rien, qui grouillent comme des cloportes, osant tout juste se hisser jusqu’à tes jupes dans leur ridicule funicuculaire du dimanche en famille. Ils n’ont pour toi que du mépris, ignorant que c’est au fond des bois noirs qu’on comprend la lumière !
Je t’adore, toi seule, ma toute belle, quand ton grand corps s’embrase le soir, dissimulant les sangliers au poil raide, et dans ton humus noir les vers aveugles ! La caresse du vent te fait trembler tout entière, tu allonges tes longs cheveux verts jusqu’aux portes de la ville, plus loin tu n’oses aller, car ils t’ont violée pour ouvrir leurs routes et leurs pâturages à bovins… Tondue, oui, comme les vierges sacrilèges.
J’aime ton corps étendu sur ce pays d’eunuques qui ne savent pas ton lent déferlement humide, les parfums forts de tes replis; accablés de pudeurs, paniqués lorsque le souffle des grands bois submerge la Cité, ils se calfeutrent en soupirant entre les draps amidonnés, avant que l’ombre les engloutisse.
Tandis que moi, je vénère les torrents qui jaillissent sous tes jupes… Toi la Louve et toi le Galicien, mes rivières sauvages, je célèbre vos cascades blafardes, moi seul connais tous vos détours, votre origine, les bauges bourbeuses et les sinistres tuyaux où l’on vous emprisonne pour mieux vous oublier, vous qui percez la croûte des places nocturnes – alors les dormeuses se dressent sur leur séant, les yeux égarés, sans savoir quel appel les a tirées du sommeil.
L’Origine est là-haut, sur le promontoire dressé vers le ciel et la foudre ! Dans la grotte sacrée j’élèverai un sanctuaire où j’immolerai mes victimes en l’honneur de la divinité que les impies au verbe mielleux ont reniée et souillée… ces misérables prêtres de la porte étroite.
Il leur faut un roi dur, qui leur fasse recouvrer la loi du sang, de la chair et des amours immenses. Ils ont dormi trop longtemps, le bonnet sur les yeux, dans la haine des fous qui sonnaient le tocsin. On ne se méfiera pas d’un hôtelier respectable et compassé… Le décor est planté, mon palais élèvera ses tours à la lisière de la futaie !
Oh, comme il a fallu batailler, ces foutriquets ne voulaient rien savoir de mon clocheton ! Pour les convaincre, j’ai prétendu qu’il ferait un excellent observatoire en cas d’attaque de Zeppelins, et les bougres ont marché, ils imaginaient leur milice débarquant chez moi, montant vers les étoiles pour observer les cigares enflés. Il se dressera fièrement par-dessus la masse charnue du bâtiment, et dans le soleil couchant ce gland vernissé rutilera tout seul comme un sémaphore !
Je le baptiserai : MAJESTIC !
Le nom commence en révérence, il fait une courbette et finit comme une gifle, une piqûre, un coup de dague. Frappés à mort, ils ne sauront même pas qui les blesse, leurs belles dames à ma merci – pauvres petits cœurs meurtris, si fragiles, toujours entre deux vins ou entre deux prières !
La Majesté qu’ils viendront adorer jamais ne paraîtra à leurs yeux : dieu caché, roi des corps et des cœurs, divinité terrible. Ils ramperont ignorants, assoiffés de connaître le destin que je leur ai tissé de mes mains ! Les oracles parleront, le feuillage des chênes dessinera des augures, le vol des corbeaux sera lourd de présages dont j’aurai seul la clef…
«… c’est un certain Thilo Sachser, Directeur de l’Hôtel Majestic, vous savez, à la lisière d’une merveilleuse forêt. L’air y est si pur, on se croirait à la cime des Alpes, ma chère, je vous recommande le séjour !»
Et moi, dans leur dos, je jetterai le sort fatal.
Ma forêt dépouillée ! Je serai ton poète, ton seul amant ! Ton corps sent la coulemelle et l’oseille acide, la pluie ruisselle sur tes vieux os, tu te dénudes sans pudeur et sans crainte, prête à la grande embrassade du froid. Oui, je t’aime ! et eux n’en savent rien, ils dandinent leurs dimanches ventripotents, supputant la valeur du bois qu’ils t’arrachent… Mais je te vengerai, tu auras chez moi ton sanctuaire, je te le promets : chaque année le sang frais coulera dans ton sillon…
4
Miracle ce matin ! Une étrange clarté dansait au plafond de la chambre, venue d’en bas comme si la terre était lumineuse… Et le silence ! une pelote de feutre où se plonger avec délices. Tout de suite, j’ai su : il avait neigé. Oh, à peine un crachin, un poudroiement, mais pour toi la plus belle des parures. Un petit soleil frileux se glissait entre les oreillers gris et faisait scintiller les cristaux…
Pour fêter nos retrouvailles je suis monté vers toi en exultant comme un gamin ! Que tu étais belle dans ta longue robe noire, décolletée à faire venir le rouge aux joues des enfants… Tu brillais comme New-York la nuit, des millions de réverbères infimes allumaient des rivières de diamants, mêlés de perles, de saphirs et de rubis… chaque étoile sertie dans un écrin de feuilles mortes. J’ai longuement marché, piétinant tes merveilles; ma trace restait inscrite au creux de tes reins, et je te sentais fléchir à mon passage comme une reine s’incline devant son souverain.
En arrivant au promontoire, j’ai hurlé d’enthousiasme : la ville était effacée, passée au blanc de chaux, comme une esquisse maladroite que le peintre recouvre de badigeon avant de recommencer son œuvre. Le lac, au loin, figé sous la lumière d’hiver, avait l’éclat sombre d’une nappe de mercure, sans un frémissement.
Comme un très vieil amant, je viens à toi quand tes faux amoureux du dimanche, calfeutrés dans leurs salons, t’abandonnent. Tu parais si lointaine ce matin, à croire que jamais tu ne pourras renaître… pourtant c’est chaque fois le miracle : sous tes rameaux racornis palpite la chair vive, plus fraîche que les pousses de blé vert, tandis que leurs épouses se fanent et se rident, ou gonflent du ventre comme des cadavres laissés au soleil – et quand ils dansent sur leur panse ce sont des ébats de charognes.
Toi, ta mort annuelle est encore une splendeur : ton corps ploie sous l’averse avant de se raidir dans l’étreinte du gel… Ton dénuement même est splendide, tes longs bras dressés vers le ciel comme une armée figée… sentinelles d’après la fin du monde, quand tout sera calciné, et qu’il ne restera plus, dans l’hiver éternel, que ces piquets noircis où grouilleront encore termites et fourmis.
5
Les badauds s’attroupent devant l’Hôtel qui monte vers le ciel. Rats ! L’architecte avait peur; cet âne, intoxiqué au Heimatstil à en perdre le sens du volume, n’acceptait ni la tour, ni le décor, ni les terrasses… Il plastronne parmi les castrats minutieux que la grandeur effarouche !
— Cher Monsieur Sachser, un peu de raison… Imaginez-vous le coût de ces innombrables balcons ? C’est de la folie pure… et pour quel profit ? Jamais les clients ne s’installeront sur ces nacelles pendues dans le vide, pensez aux jours de pluie…
— Je les veux, le prix est mon affaire.
— Permettez : nous construisons un palace, pas un sanatorium !
— La santé des clients, Monsieur, est mon affaire, ou celle des docteurs.
— Avez-vous pensé au travail de ferronnerie ? Si chaque balcon doit être entouré d’une rambarde…
— Que le diable vous rôtisse, vous et vos rambardes ! Et faites-moi un Alhambra de lumières, un caravansérail, une pyramide bleue. Je veux des lustres à paillettes comme aux fesses des danseuses, des niches sombres, propices aux entreprises clandestines… Des labyrinthes, des mandalas ocre et carmin; des végétations lubriques sur les façades, des treilles, des pampres, des conques, des bucrânes, des cornes d’abondance comme on n’en avait pas vus depuis la Renaissance ! Qu’on n’économise ni le stuc, ni le marbre; la passion est rare ici, quand elle donne de la voix, on courbe le dos !
Le pauvre homme est parti en hochant la tête… Il ne devine pas les rêves qui monteront ici par les nuits étoilées ! Et les rencontres au balcon…
— Comment, vous ici, chère Madame ?
— Par le plus grand des hasards, voyez-vous, je prenais le frais un instant…
— Ne trouvez-vous pas que les roses du parc sont enchanteresses ?
— Je ne connais pas de parfum plus enivrant.
Ils découvriront le vertige, parbleu !
— Mon cher, c’est folie !
— Pour vous, je franchirais l’enfer, je plongerais au fond de l’Océan…
— Prenez garde qu’on vous voie ! Oh, je suis toute tremblante, jamais je n’aurais dû…
— Ah, le pied m’a failli ! Aidez-moi à enjamber cette balustrade !
— Je suis à l’agonie, faites vite je vous prie…
— Me voici… Comme votre précieuse main est glacée, laissez-moi la réchauffer !
— Cette nuit est si douce !
Tapi dans l’ombre, je disposerai mes pions sur l’échiquier, les poupées dans leur cage ! Je veillerai à leur ménager de belles surprises, des voisinages sulfureux ! Le couple adultère côtoiera le solitaire honteux, leurs jeux lui briseront la fibre. La prude gouvernante verra de son balcon l’athlète à demi-nu s’exercer aux haltères, et le parfum des roses déridera la poitrine des douairières.
6
Réveillé tôt matin, j’ai visité ma forêt encore pure, sans landaus ni caniches tirant leur bonniche en laisse ! J’aime cette lumière un peu grise qui comme une voilette estompe les contours de la sottise du monde. Du haut de ma tourelle, on voit les maisons frileusement serrées près de la cathédrale au chapeau pointu. Craintifs, bêlants, mes concitoyens rasent le pavé; l’air pur qu’on respire ici leur brûlerait les poumons. Il leur faut la fumée, l’odeur des soupes grasses, les relents de cloaque que charrient les rivières. Condamné aux travaux forcés, souillé d’excréments, le malheureux Galicien fait tourner leurs moulins et leurs forges; la Louve se laisse faire, pauvre garce soumise à leurs caprices, elle avale les déjections de leurs tanneries, puis va se laver dans le lac qui accueille les noyés au ventre rond – les cadavres entre deux eaux jouent aux sous-marins.
Les échafaudages brillent comme une forêt de mâts. Les maçons travaillent mieux qu’une armée de possédés, le chantier ronfle, le bâtiment sous pression va prendre la mer ! De cette cale sèche sera lancé le paquebot d’autant plus magnifique qu’il restera toujours en partance ! Mon beau navire blanc, perché sur la colline entre ciel et forêt, fanions claquant au vent, prêt à appareiller pour les rivages fabuleux; mon vaisseau des Alpes, brise-glacier fantôme au mouvement immobile, Arche de Thilo sur le Mont Pèlerin… de tes flancs sortiront les générations nouvelles qui goûteront le vin des passions fortes, ce vin noir que les gosiers habitués au chasselas pisseux n’ont jamais supporté. Le Sangre de Toro coulera à flots et je les soûlerai jusqu’à ce qu’ils tombent nus, comme Noé.
J’ai fait planter trois mille rosiers dans le parc : les espèces les plus rares, aux parfums entêtants… On viendra s’enivrer, le soir, du suc de mes filles à la chair de carmin, aux pétales si doux dans le creux de la main quand elles tombent de fatigue… La clématite s’enlacera au chèvrefeuille, les grappes bleues des glycines feront rêver les Anglaises pâmées dans les bras de gouvernantes aux aisselles puantes. Les nuits de juin, à la lueur des flambeaux, les femmes en robe de soie nue danseront sous les treilles, toute la ville à leurs pieds, et l’orchestre nocturne enflammera les bourgeoises dont les maris en pyjamas de coton ronchonneront contre ma nouba… Ivre, je serai – mais pas une valse, rien ! Tapi dans l’ombre phosphorescente, je hurlerai mon désir aux étoiles.
Ah, je dois me retenir de courir vers toi, pour m’enlacer au foyard que tu sais, dont le tronc forme deux cuisses rugueuses sous un nid de lichen… Te rappelles-tu notre première rencontre, ma Sylve toute-belle ? L’orage menaçait, et moi, affamé, solitaire, errant à travers les bosquets comme une âme en travail, sans un regard pour tes frondaisons, je haletais sur la trace d’un jupon que n’effaroucherait pas l’odeur du désir. Elles me fuyaient, les petites allumeuses en crinoline transparente, leurs jambes tricotant une ronde infernale, plus cruelle à l’assoiffé que les déhanchements de Salomé ! Je lisais dans leurs yeux le dégoût et la peur…
Je ne t’avais pas connue, toi la Grande Humide qui apaise les douleurs – je souffrais la roue et le trébuchet, errant dans ces allées où les filles sourient aux blondins, elles me plongeaient leur mépris dans le bas-ventre, et chaque jour me rapprochait du bouc : pas rasé, sale, en guenilles, je me suis mis à puer… Ah, tu ne sais pas l’attrait d’un cou de femme, là où les cheveux frisottent – on pourrait mordre la chair crue, comme on plante les dents au creux d’une miche ! Oui, à marcher solitaire on devient cannibale, vampire, incube… À toi seule je dirai les imprécations terribles que je proférai alors que le Guet criait comme un paon nocturne : «Il a sonné onze, dormez braves gens !»
Par un soir embaumé je me réfugiai dans l’antre plus noir que la nuit, dissimulé parmi les ronces, qui sentait l’humus et le champignon. Tandis que la pluie faisait rage au-dehors, sur un lit de sable fin je consommai avec toi mes premières noces… Illumination divine, clarté dans les ténèbres, révélation de Bélénos.
Je te le jure, si je suis devenu prêtre du Nouveau Savoir, c’est pour te rendre le culte, et sacrifier les victimes expiatoires ! À toi soit la grandeur et le règne ! Je fléchis le genou à tes pieds, Mère sauvage et terrible, bouclier des faibles, abri des miséreux… Que la grotte sacrée abrite les agapes de sang qui scelleront à jamais notre union !
7
On va ouvrir, le personnel de maison est engagé, toute la brigade prête au combat. J’ai un cuisinier plus maigre qu’un haricot sec, et ridé comme un salsifis; ses yeux creusés lui rentrent dans le crâne… c’est le maître des sauces et du gibier ! La gouvernante aux cheveux tirés en chignon a perdu la faculté de sourire et d’ouvrir les cuisses, mais elle terrorisera mon armée de soubrettes juteuses comme des pêches de vigne…
Demain j’affronterai les simagrées, politesses méprisantes et flatteries baveuses.
«Toutes nos félicitations, monsieur Sachser ! Nous saluons en vous le symbole de notre société moderne : parti de rien (on peut le dire, n’est-ce pas ?) pour édifier à force de persévérance un établissement qui combine le confort de l’hygiène moderne et les charmes d’un site enchanteur…»
Mais je les entends déjà vitupérer dans mon dos mes audaces.
— Effarant, mon cher, effarant ! Ces décors sont d’un mauvais goût achevé !
— Ce mélange tapageur, or et sang de bœuf, me fait grincer des dents : on dirait les peintures de guerre d’un sauvage des Amériques !
— Avez-vous remarqué ces conques, ces vases, cette vaisselle de stuc plaquée sur les façades ?
— Madame, il eût fallu que je fusse bien myope pour avoir manqué ces ornements ! À croire que ce brave Thilo a mis la table sur les murs : on mangera encordé, comme des Anglais au Cervin !
Ah, je les vomis, tous astiqués comme des cuivres, le smoking luisant, et jouant les princes quand leurs grands-pères étaient paysans comme le mien ! Leurs femelles parfumées aux senteurs de Paris, le Rimmel féroce, saisissent mes petits-fours entre leurs griffes et bâfrent en étouffant un rot… tout droit de la bouche à l’anus ! Ces âmes charitables, confites dans la pureté, tiennent les clefs du coffre et méprisent l’arriviste endetté jusqu’aux dents :
— Un vrai scandale, ma chère, mais par ma foi il se rompra le cou !
— Comment un individu aussi laid peut-il accueillir ses clientes ?
— Oh, qu’il est velu, mon Dieu, un singe échappé du zoo…
Elles me dévisagent et je sais leurs pensées, je vois leurs petites fesses se crisper à l’idée qu’une bête comme moi dort dans un lit… C’est que je ne ressemble pas à leurs maris polis, la moustache domestique et la pine savonnée. Je sens encore la forêt, on ne les trompe pas, les finaudes, elles hument mes relents de sanglier en rut, se mordent les lèvres jusqu’au sang, et leur ventre se noue.
Moi qui aurais dû être poète, ou marin, ou soldat ! elles me prennent pour un larbin, tout sourire et mielleux au-dehors :
— Ah, Madame la comtesse est de retour… Veuillez me permettre de vous conduire à votre chambre : je vous ai réservé la suite du premier…
— Mon cher Thilo, vous êtes un ange !
8
Des souffles tièdes ont caressé la ville, les crocus et les primevères écarquillaient les yeux, le soleil encore pâle au sortir de l’hiver réchauffait mes os, la sève remuait dans mes entrailles, des naissances et des jaillissements se préparaient à l’insu des corneilles. Je me suis enfoncé dans notre grotte secrète, et j’ai senti passer le souffle de ton premier bâillement… Aucune femme ne m’a donné comme toi tout son amour, dans un soupir.
Tu renais chaque année toute neuve, ma bienheureuse, comme si pour toi le temps ne comptait pas, aussi vierge et pulpeuse que lorsque tu ouvrais tes frondaisons inviolées aux barbares qui sortaient des taillis en titubant sous le choc de la lumière, incrédules face au lac, cet immense coup de faucille dans le moutonnement vert.
Le navire est à flot, que son capitaine soit digne de mener la manœuvre ! Dans les soutes suent les esclaves en costume arabe; vers la timonerie refluent ordres, commandes et récriminations que je juge comme Salomon. Nous avons déjà une vingtaine de passagers, ce qui laisse prévoir une belle traversée estivale : des couples d’Anglais transparents, une famille Bavaroise, quelques Argentins renâclant sur la qualité du Stroganoff, rien encore qui convienne à mon projet.
Pourtant, la pression monte dans la salle des machines, et les cales abritent les premières intrigues : Rolf, le cuisinier maigre, enseignait au joli marmiton Guido la recette d’une sauce gribiche… Ma parole ! ces deux-là vont nous mijoter des perdreaux en gelée, des bananes fourrées et des clafoutis dont on parlera longtemps dans les cuisines ! Je leur laisse les amours du sous-sol et me réserve le septième ciel, car sous les toits la température est torride, et je prévois chez les chambrières des parties échevelées… J’ai engagé une petite Marthe qui possède tout ce qu’on peut souhaiter : un embonpoint marqué, de la fraîcheur, un visage lunaire, des yeux de levrette traquée, des bras de laitière. Orpheline, étrangère, nécessiteuse et bête, elle trime ses douze heures par jour; on ne l’échangerait pas pour une autre !
Un soir, dans les soupentes, j’entendis de lourds sanglots, comme une fontaine qui se débonde… sans hésiter, je poussai le mince battant, pour découvrir la fille en pleurs, effondrée. C’était le mal du pays ! La pauvre petite avait rêvé d’un séjour près du lac enchanteur où les princes roulent en Bugatti et parlent de croisières, mais les tracasseries de Madame Wasserfallen l’ont réduite au désespoir, elle a trouvé ici un enfer où fulmine une Prosperpine acariâtre ! Papa Thilo entoura du bras l’épaule de l’orpheline éplorée, ronde comme un boudin blanc, et le long de son échine courbée passa le frémissement de la consolation.
9
Et vogue le Majestic !
Il navigue sur un océan vert, odorant, agité par une brise régulière du noroît. Pouvait-on rêver plus douce traversée ? Les touristes affluent, la concurrence en crève… Est-ce le charme des stucs, l’attrait de ma personne, l’éclat de mes murs peints ? Mon phare est visible de loin, ma bannière attire les regards des migrants désorientés qui arrivent au port comme des barques démâtées : ici, ils ne risquent plus de se perdre !
Obligé de courir sans arrêt du haut en bas de l’édifice pour veiller à la manœuvre, furetant, grondant ici, congratulant là, répandant à mon gré la flatterie ou le blâme, je fais bouillir les passions louches. Les clients aiment à venir s’embusquer comme des murènes dans la pénombre de mes salons, et j’ai surpris au fond des niches de rocaille quelques trafics douteux qui m’ont ravi le cœur.
J’en oublie ma pauvre forêt. Voilà bientôt deux mois que je ne l’ai visitée, et le ciel se charge de nuages, la pluie menace. Serait-ce une ruse ? elle n’ignore pas mon infidélité, ni les égarements de mes nuits. Hier au soir s’est présentée l’occasion attendue : dans un recoin obscur de la buanderie, ma soubrette pleurait devant une montagne de linge sale… L’heure était silencieuse, les caves désertées – je l’ai prise sans attendre ! La gaillarde se défendait, mais une main paternelle a vaincu toutes ses réticences et je l’ai basculée sur le tas mœlleux des draps où avaient couché mes clientes. Le visage plongé dans le linge odorant, je les reconnaissais toutes, et les saccades de nos mouvements lubriques faisaient surgir le spectre de Madame Von Blücher (Chanel, Nuit sévillane), la contessa Primipari (Lanvin, Fleur de la passion), et même la gracieuse Lady Swansea (Couple, de Molyneux)…
Ah, quel instant de délices ! Les souvenirs d’amour qui s’évaporaient de cette dune de lin blanc me faisaient défaillir; les narines palpitantes, j’enfonçai mon pic dans la fente béante de la lingère – elle ne s’était lavée de longtemps, la belle garce, et ma mentule au fond de ce cloaque était comme un couteau entamant une motte de beurre rance.
Voilà, ô ma très pure, le premier sacrifice pour toi consenti; j’ai répandu le sang de la blessure intime, j’aurais voulu qu’il coulât au pied du chêne sacré… Le pacte est scellé, le dernier prêtre du culte très-ancien te salue et baise en frémissant tes pieds couverts de lierre : honneur à toi, fille du dieu soleil, forêt de Bélénos, mère de ma mère et vierge aux mille bras !
10
Elle est arrivée, enfin ! Cette femme à la silhouette vénéneuse des fées de Beardsley… Laissant tomber de ses épaules une longue cape de soie grège, elle m’agressait à peine le seuil franchi :
— Thilo, mon bon ami ! ma foi, vous n’embellissez pas, mais à la porte de son château, Barbe-Bleue a grand air !
— Madame distille toujours le compliment avec art… Si elle se donne la peine de visiter mes appartements, je lui confierai la clef d’or…
— Marchons ! Mais auparavant, laissez-moi vous présenter ma fille Ludivine et son frère Rémy.
— Mademoiselle, Monsieur, soyez les bienvenus; cette demeure est un peu la vôtre, et je vous prie de la considérer comme telle !
— Thilo, ces deux enfants sont la plaie de mes années : mieux qu’un miroir ils me disent mon âge à chaque instant, et leur beauté est une perpétuelle insulte.
Le charme de Ludivine est certes stupéfiant; elle a hérité de sa mère un corps somptueux, sans que son visage montre encore la dureté inflexible qui sans doute lui échoira en partage. Nue sur un socle, elle ferait la plus belle statue du parc, qui compte pourtant de bien jolies choses. D’un regard impérieux, sa mère l’a envoyée dans sa chambre et le jeune frère a suivi la nurse amidonnée qui se charge des basses œuvres de son éducation.
— Si Madame de Lanthanis le permet…
Dans l’ascenseur, elle me faisait face, les seins pointés comme le plastron d’une cuirasse… Son œil aigu, épervier ou vautour, d’un coup m’avait jugé : je ne pourrai lui faire accroire que la profession d’hôtelier est ma vocation. Je l’introduisis dans mon bureau…
— Un nid d’aigle ! Ces terrasses qui dominent la ville, ces balcons… votre sérail jouit d’une vue surprenante !
Le ton ironique me troubla, mais elle reprit plus doucement :
— Cela ne m’étonne pas… votre amour des sommets tient à vos origines alpestres. Sait-on combien de montagnards seraient devenus des tyrans s’ils n’avaient pu émousser contre le rocher leur goût de la domination ? Sans doute est-ce la raison pour laquelle votre petit pays a si longtemps échappé à la folie des dictateurs.
— Madame, il est bien des formes de hauteur…
— En privé, je vous autorise à me donner mon prénom, cela nous rappellera notre jeunesse.
— Ma chère Barbara, vous êtes plus acide que jamais ! Vous me faites l’effet d’une de ces pommes vertes dans lesquelles on ne peut mordre sans frissonner…
— C’est la marque de ma bonté : si j’avais été Ève, vous n’eussiez pas croqué le fruit, et nous serions encore au Paradis !
— Pour ma part, je m’accommode assez bien du Purgatoire…
— Mais moi, très cher, je découvre chaque jour un nouvel Enfer !
Comme je ne devinais pas quel supplice pouvait tenailler une reine si noire, ma douce amie daigna préciser à mon intention :
— Ne prenez pas cet air ahuri, vous ressemblez à un vieux phoque hirsute. Ludivine partage l’essentiel de ma vie, et je souffre le martyre de la jalousie… les relations entre mère et fille sont le plus horripilant cauchemar que l’on puisse rêver.
— Elle m’a paru délicieuse…
— Elle peut l’être aux yeux des hommes, mais reste odieuse avec sa mère. Elle prend le contre-pied de toutes mes décisions, me résiste par tous les moyens imaginables. J’en suis à devoir proposer toujours le contraire de ce que je désire, dans l’espoir de la prendre à mes stratagèmes, qu’elle s’ingénie à déjouer.
— Que ne la mettez-vous en pension ?
— Pour la voir revenir vicieuse et assotée ? Non merci, elle est suffisamment perverse de nature sans que des hystériques viennent lui suggérer les rares horreurs dont elle n’a pas encore eu l’idée…
— Vous me peignez là un tableau bien noir !
— Ne vous prononcez pas sur les questions féminines, Thilo, vous êtes un fou qui a eu la sagesse de choisir le célibat. Croyez-moi : se perpétuer dans un être de chair est la plus grande bêtise que l’on puisse commettre… je l’ai hélas appris trop tard.
Elle s’est affalée sur mon fauteuil directorial, allumant à la chaîne ses infâmes cigarettes turques qu’elle plantait comme des baïonnettes dans un tuyau d’ébène démesuré. Son décolleté à lui seul était un outrage à la morale, et j’avais besoin de tout mon courage pour contenir mon émotion.
— Voyons, mon cher, cessez de lorgner dans mon corsage, on dirait d’un collégien boutonneux épiant la femme du proviseur ! Cette ville déteint sur vous !
Notre entretien dura longtemps sur ce ton; je retrouvais les sentiments mêlés que la belle Autrichienne a toujours fait naître en moi : haine, désir, admiration, effroi… Tandis qu’elle exerçait sur moi son ascendant avec un plaisir manifeste, j’avais de bonnes raisons de me sentir coupable à son égard, et sa clairvoyance me préoccupait. Je lui avais évidemment réservé la suite Noire… et cette fois, je parvins à la déconcerter :
— Voici un appartement pour le moins surprenant ! Quelle audace ! Cette atmosphère de catafalque me plaît assez… Ce memento mori de marbre évoque les macérations des ermites du désert ! où sont la haire et le martinet ?
Elle déambulait dans les pièces d’apparat, la courbe de ses hanches soulignée par la robe de soie en aurait damné de plus saints que moi… Ayant achevé son examen, elle reprit :
— Je crois que je me plairai ici. Mais pourquoi tant de miroirs ? Je vous soupçonne, mon ami, de m’avoir invitée pour me mettre à l’épreuve, car on ne peut ici échapper à son propre visage… Croyez-vous qu’une femme de mon âge puisse supporter sereinement ses multiples reflets ?
Nous en sommes restés là, j’avais à prendre mes dispositions en toute hâte… la diagonale ouverte attendait son fou…