Le lion et les gazelles
Un lion grisonnant amateur de gazelles
Aimait le goût subtil de la chair des pucelles
Au plaisir de la chasse chaque jour il courait
Et la gent ongulée en troupeau succombait.
Tout allait bien pour lui jusqu’au jour de malheur :
Une teigneuse biche décida de lui nuire…
Elle alla à la Cour avec toutes ses sœurs
Plaida le génocide, accusa le vieux sire.
Le lion accablé jura sa bonne foi :
– Les fauves de tout temps ont aimé les gazelles
La loi de la nature est dure, mais c’est la loi !
Je ne puis me résoudre à brouter de l’oseille…
Rien n’y fit tant la cause était jugée d’avance.
Le lion condamné erra loin de la France…
La nature a bon dos, aimer n’est pas un crime.
Il faut savoir pourtant quand changer de régime.
Les pies et le hibou
Un vieux hibou savant dans une classe de pies
Bon an mal an leur enseignait la vie.
On lisait des poèmes, on parlait des images…
Un beau jour il montra un tableau pas très sage
Une belle Vénus allongée toute nue
Devant son grand miroir étalait son corsage.
Un silence se fit dans la classe en stupeur.
Une pie rageuse, enturbannée de noir,
Se leva furieuse et cria son horreur :
« Cette image indécente blesse notre pudeur
Cachez vite ces seins que nous ne saurions voir ! »
Le hibou consterné tenta de justifier :
Les hommes étaient certes de fieffés coquins
Mais leurs femelles hélas avaient de beaux tétins.
Pouvait-on les blâmer d’avoir représenté
Les appas fascinants des humaines beautés ?
Rien n’y fit, à la Cour la pie porta ses plaintes.
Elle fut entendue : Le Roi craignait la foule,
Se méfiait des savants et blâmait leurs critiques.
Le hibou sur le champ fut bien licencié
A sa place on nomma une sotte poupée
Qui jamais n’avait su formuler une pique.
Censurez, modifiez les livres et l’Histoire
Vous ferez le bonheur des fous et des pantins.
Les meneurs hypocrites tireront les ficelles
Et les pies assotées pourront crier victoire.
Le phoque et les corneilles
Un phoque moustachu chantait sur la banquise
Pour le ravissement de tous les gens du lieu
Il courtisait les filles et rimait à sa guise
Son chant réconfortait les pauvres et les gueux.
Sur un arbre voisin comme un banc de harpies
La horde des corneilles un triste jour l’ouït.
Il chantait sans songer aux becs nazillards
Et fredonnait tout bas ses poèmes paillards.
Horrifié, choqué, le troupeau des pucelles
Se plaignit au lion sur son trône établi.
« Sire, coassèrent en chœur les censeures femelles,
Il est sur la banquise un coureur endurci
Dont les chants odieux blessent nos coeurs sensibles ! »
— Ah, leur dit le monarque, que lui reprochez-vous ?
— Il a chanté, Messire, de turpides horreurs…
Par exemple, tenez :
Sur sa bouche en feu qui criait « Sois sage »
Il posa sa bouche en guise de baillon…
Ce baiser dégoûtant violentait la pucelle !
Le roi en hésitant contesta le blasphème.
Les pies se récrièrent en citant la Supplique :
Une ondine viendra gentiment sommeiller
Avec moins que rien de costume
J’en demande pardon par avance à Jésus
Si l’ombre de ma croix s’y couche un peu dessus…
— Elle n’a pas consenti à ce viol posthume !
Ces paroles infâmes offusquent nos vertus. »
Pour obtenir la paix le roi obtempéra
Les harpies réunies corrigèrent les vers.
Le roi fut satisfait, les pies firent ailleurs leur odieux ministère
Le poète ébahi s’enferma dans la tombe.
Corrigez la morale, l’art et la poésie
Vous aurez la police, la censure et l’ennui
Les méchants derechef changeront de discours
Pas de comportement.
Perdez la liberté, vous gagnez des prisons
Le Renard et les Corbeaux
Un fin renard aède, vif et malicieux
Peignait dans ses ouvrages un vilain Jupiter.
Il traitait le monarque avec sévérité :
Sans haine et sans bassesse son humour est sévère.
Enturbannés de noir, les corbeaux assemblés,
Allèrent coassant se plaindre du poète.
Crièrent au scandale, à l’impie, au blasphème
Voulurent au nom du droit le châtiment suprême
Le Roi embarrassé ne savait trop que faire
Il craignait la Cabale et les noirs sycophantes
Mais n’aimait pas trop Jove au pouvoir arbitraire…
Il finit par céder : punissez-moi ce traître !
L’aède malheureux s’exila dare-dare
Mais plus il s’éloignait plus il gagnait des disciples,
Son aura grandissait on exhibait son Livre
Son succès éclatait aux quatre coins du monde
La trompette aux cent bouches célébrait son triomphe
Punissez l’art, l’humour, la critique et le rire
Vous vivrez en prison, agélastes pervers
Vous ne connaîtrez plus le rire et la poésie
Plus stupides que sages vous ferez des martyrs
Or vous le savez bien le martyr est utile
Assemble autour de lui les foules moutonnières…
La critique est amère mais bonne médecine :
Songez à ce remède et gagnez en sagesse.
M le Maudit
Autrefois les humains vivaient avec leur temps…
Ils avaient leurs conflits, mais aussi leurs ….
Jusqu’au jour de malheur où un Malin génie
Descendit sur la terre pour leur voler le temps.
Affable et souriant, l’odieux personnage
Leur tendit un Miroir qui brillait dans la nuit.
Vous aurez la Sagesse, et puis la Connaissance
Vous verrez l’invisible, vous entendrez les Voix
Frères humains radieux vous serez semblables aux dieux.
Sitôt dit sitôt fait il partit préparer son forfait
Polit des verres lisses et des boîtes dodues
Et jeta les miroirs en pâture aux foules envoûtées
Qui se battaient pour avoir leur part de Magie.
Le miroir bientôt se mit à bavarder
On l’entendait partout on le portait sur soi
Il pouvait aussi bien capturer les images
Et bientôt on en vit de partout défiler
Jusqu’alors les humains avaient aimé les Livres
Qui leur parlaient du monde et leur ouvraient les portes…
Au musée on voyait des tableaux magiques
Des visions si parfaites qu’elles défiaient la Loi ;
Les gens à présent défilaient brandissant le Miroir,
Ils ne voyaient plus rien : nourrissaient la machine.
Jusqu’alors au concert on plongeait dans un bain
De musiques divines
Tout changea d’un seul coup : les livres étaient trop longs
Et les petits miroirs disaient ce qu’il fallait penser
Au concert à présent on portait son Miroir
On se montrait aux autres tout en se dandinant
Le Malin ricanait, savourait son triomphe
Il ne risquait plus de se faire détrôner
Les humains par eux-mêmes asservis
Etaient les gardiens de leur propre prison.
Le Malin exultait assis sur un sac d’or :
Ils ont perdu le Temps et la Présence,
Ils sont à ma merci !