Suzanne et les vieillards

La Bible raconte, au livre de Daniel, l’histoire de Suzanne surprise au bain par deux hommes qui l’observent à son insu.

(8) Les deux anciens la voyaient chaque jour entrer et se promener, et ils furent pris de désir pour elle : (9) ils pervertirent leur pensée et détournèrent leurs yeux, pour ne pas regarder vers le Ciel ni se souvenir des justes jugements. (10) Tous deux brûlaient de convoitise à cause d’elle…

Le récit ajoute que la jeune femme refuse leurs avances… Vexés, les deux gaillards l’accusent d’avoir couché avec un jeune homme et il faut l’intervention de Daniel, encore adolescent, pour rétablir l’honneur de la « chaste Suzanne » et punir les deux pécheurs.

Pour les raisons que l’on devine, les peintres ont adoré ce sujet, en particulier à l’âge  baroque. Des vieillards lutinent une jeunette : Ungleiches Liebespaar. C’est l’occasion rêvée, sous couvert de la scène biblique, de montrer une jeune beauté dénudée sous le regard d’hommes en position de voyeurs, comme le sont également le peintre et le spectateur. Et la morale est sauve : les coupables seront punis — mais pas l’artiste, ni l’amateur de peinture bien sûr…

Parfois les peintres trahissent l’esprit du texte, ils jouent aux virtuoses, font de l’épate, cherchent le morceau.

Comme Alessandro Allori qui se complaît dans la bagatelle : ses vieux sont dans la force de l’âge et Suzanne, une allumeuse, folâtre gaiement avec eux.

Chez Rubens, comme souvent, la fête tourne au grotesque : la jeune femme posée sur un bidet a l’air de déféquer, l’un des deux hommes s’étrangle avec une branche d’arbre, l’autre fait une course d’obstacles pour se ruer plus vite sur la plantureuse créature molle comme une motte de beurre.

Ceux qui ont choisi cette attitude révèlent leurs limites… Les vrais sages sont rares, les fols sont nombreux.

Rembrandt est un sage.

Son tableau est plus intéressant que l’histoire racontée par la Bible. Les « anciens » du texte hébreu étaient des notables de Babylone, de bonne famille, proches du pouvoir et donc intouchables, comme DSK ou Harvey Weinstein. Les « vieillards » de la peinture baroque sont âgés… sont-ils en état de violer une jeune femme vigoureuse ? Ce n’est pas évident. Le sens de l’histoire est ailleurs.

Les « aînés » de Rembrandt ont passé l’âge de la bagatelle, à plus forte raison celui du viol. Les années ont émoussé leurs passions. Jeunes, ils se sont précipités sur des corps offerts à leur fougue, ils ont découvert le corps féminin grâce aux filles de joie qui hantaient les bas quartiers de Babylone, des esclaves sans doute. Puis leurs parents leur ont choisi une épouse et ils l’ont besognée le soir même de leurs noces, ou plutôt, ils ont eu l’intention de le faire mais ils avaient trop bu. Ce ne serait que partie remise. Un an plus tard commençait la série des naissances qui ont jalonné leur vie, quelques enfants ont survécu. Leur épouse, épuisée par les maternités, est à présent décédée…

Voyez ses « aînés ». L’un d’eux va  peut-être arracher le voile de Suzanne. Il n’est pas vieux, mais attention : il ne regarde pas la femme qui, courbée sous lui, se préparait au bain. Philosophe, il médite, les yeux perdus dans le lointain, la bouche crispée par un rictus amer; la scène ne le concerne pas, il est déjà ailleurs, sa main dénude par habitude, son visage renfrogné dit la lassitude de l’homme revenu de tout, étonné d’être à ce point absent de la scène : il est passé de l’autre côté du désir et il ne le savait pas.

A l’arrière-plan, le vénérable vieillard n’esquisse pas un geste, il se contente de sourire. Un sourire mystérieux, légèrement ironique : le regard du Sage, amusé par le comique de la scène. La surprise le fait loucher : un œil observe son compagnon, l’autre regarde la jeune femme nue. Ce strabisme révèle son dilemme.

Il ne désire pas violer Suzanne.

Les deux hommes sont arrivés par hasard sur le lieu du bain, et ils sont restés médusés.

Ils ne sont pas en état de désir, encore moins d’érection. Ils sont en état de contemplation. Au cours de leur jeunesse, quand ils se ruaient au plaisir, ils n’ont pas pris le temps de regarder l’objet de leur désir. Ils se sont hâtés de le consommer. Lors de la nuit de noces ils avaient l’esprit trop embrumé pour goûter pleinement le charmant tableau de leur épouse à moitié dévêtue, dissimulant sa nudité sous un drap, terrifiée à l’idée de ce qui l’attendait.

A présent, libérés du désir, insoucieux d’engendrer une quelconque postérité, détachés de l’idée même de possession, les vieillards peuvent enfin découvrir la Grâce. Ce sont eux les vrais chrétiens car ils ont, sur le tard, découvert la vertu de Contemplation.

Pour la première (et dernière) fois de leur existence, ils sont émerveillés.

In extremis, l’ascèse a aiguisé leur regard. Ils savent enfin ce que c’est que de voir la pureté des lignes d’un corps de jeune femme, la douceur des contours, le naturel du geste qu’elle esquisse. La Merveille.

Ils découvrent avec ravissement — ils sont ravis — la beauté du tableau.

Ce sont eux les artistes. (Le peintre peut rêver de prendre leur place, mais il est trop accaparé par les difficultés du métier pour lutiner son modèle, du moins pour le moment — et plus tard, il l’aura tant regardée que son désir n’aura plus rien de la surprise qu’ont éprouvée les deux lascars.) Ce sont eux qui ont la belle part. Pas lui. Suzanne ne risque rien, le plus jeune des deux hommes ne la violera pas, il est bien trop pensif pour cela. Et l’autre est perdu dans un songe. La beauté de cette créature lui rappelle d’autres femmes. Elle lui rappelle sa jeunesse. Il sourit à ses illusions perdues, il s’étonne d’avoir pu pleurer de chagrin, d’avoir désiré en vain, d’avoir été satisfait, et si souvent déçu.

Nostalgique au souvenir de ses amours perdues, de toutes ces belles passantes qui sont aujourd’hui dans la tombe alors que lui, mais par quel hasard, a provisoirement survécu.

You saw her bathing on the roof

Her beauty and the moonlight overthrew her

(Leonard Cohen)

Mais Suzanne ?

Elle s’est dévêtue, abandonnant une somptueuse robe pourpre. Elle se baignait en toute quiétude.

Quelles sont ses émotions ? Surprise ? Pudeur ? Orgueil d’être ainsi objet de leur fascination ? Désir secret d’être admirée par des hommes respectés de tous ?

Tout ceci à la fois ?

Elle ne regarde pas celui qui la dénude sans la voir.

Elle ne regarde pas celui qui la voit sans la dénuder.

Elle nous regarde, nous. Droit dans les yeux.

Nous sommes en train de la contempler.

Nous ne sommes pas au bord de la fontaine, nous ne pouvons la menacer, ni la désirer, nous devons apprendre, comme l’homme au superbe turban oriental, l’homme dont le sourire me paraît à présent désolé, apprendre à contempler sans saisir, à nous émerveiller sans désir, apprendre la voie de la sagesse, mais en sommes-nous capables ?

L’expression de Suzanne reste un mystère. Le seul terme qui me vient à l’esprit est « consternée ». Oui, mais pourquoi ?

Par cet homme encore jeune qui pourrait la saisir — mais ne le fait pas ?

Par ce notable qui pense à d’autres beautés perdues ?

Par notre attitude de voyeurs blasés déambulant dans un musée d’Amsterdam ?

Ou par le regard de Rembrandt qui la peint sans la prendre ?

Elle a peur, c’est certain. Mais pas du rêveur qui la dénude sans hâte et sans passion. Encore moins du penseur au sourire ironique et amer, navré par la sottise des passions humaines.

Peur de son peintre, qui consacre plus de temps à la représenter qu’à l’aimer ?

Ou peur de ces cohortes de voyeurs qui dans un instant passeront à d’autres nudités, à d’autres beautés plus aguichantes qu’elle, toute courbée sous le poids de la chair, la main esquissant un geste qui semble une prière… mais qui prier quand on est nue sous la main d’un indifférent ?

Suzanne ne nous dit pas le désir, mais la fin du désir. La vanité des belles robes pourpres.

Elle nous annonce le détachement navré de la vieillesse.

Elle est effrayée de cette découverte.